Les physiciens des particules aiment planifier ; pour construire des accélérateurs qui comptent parmi les plus grandes machines du monde, il faut une vision à long terme. Même si la prise de données au Grand collisionneur de hadrons (LHC) a commencé en 2010, le programme d'expérimentation remonte en fait à une réunion tenue à Évian en 1992. Pour célébrer ce 25e anniversaire, le CERN a organisé le 15 décembre un symposium consacré à l'histoire des décisions audacieuses qui ont conduit à réaliser ces immenses détecteurs et à bâtir ces vastes collaborations internationales. La manifestation s'est conclue par la présentation par les quatre grandes expériences du LHC – ALICE, ATLAS, CMS et LHCb – de leurs résultats d'expériences récents.
Explorant la physique extrême des collisions d'ions lourds, ALICE étudie un état de la matière qui aurait existé juste après le Big Bang, le plasma de quarks et de gluons. Ce plasma est censé se comporter comme un fluide presque parfait ; les physiciens ont mesuré les coefficients de flux, notant des flux plus intenses quand les énergies sont plus élevées, ce qui correspond aux calculs hydrodynamiques. Les derniers résultats obtenus sur un paramètre appelé flux elliptique dans les collisions plomb-plomb et proton-plomb montrent que même le quark c, qui est lourd, suit l'expansion du fluide, observation qui aide à mieux comprendre l'évolution du plasma de quarks et de gluons. Une autre voie d'étude de cet état primordial est l'étude du quark étrange ; les résultats obtenus cette année incluent des phénomènes nouveaux dans la production de particules étranges dans les collisions de protons, présentant des configurations semblables à ce qui est observé dans les collisions de noyaux lourds.
Les physiciens, utilisant les collisions proton-proton de haute énergie produites au LHC, mettent à l'épreuve le Modèle standard. Cette théorie, qui explique comment interagissent les constituants fondamentaux de la matière, a résisté jusqu'à présent aux examens les plus rigoureux. On sait cependant qu'elle est incomplète, et c'est pourquoi les scientifiques s'efforcent de lui trouver des failles, dans l'espoir de mettre au jour des particules et des phénomènes encore inconnus. La clef de voûte venant parachever le Modèle standard est le boson de Higgs. Depuis l'annonce de sa découverte au CERN en 2012, la physique de ce dernier élément ajouté au tableau des particules élémentaires reste l'un des domaines de recherche les plus actifs pour les équipes de recherche du LHC. L'étude des propriétés du Higgs est menée sans relâche par les collaborations ATLAS et CMS.
Cette année, plusieurs résultats concernent les interactions du boson de Higgs avec les particules élémentaires de troisième génération les plus massives : les quarks b et le leptons tau. ATLAS et CMS ont utilisé des données produites en 2015 et 2016 pour mettre en évidence des désintégrations du boson de Higgs en deux quarks b. CMS a également présenté une observation « à 5 sigmas » de la désintégration du Higgs en deux particules tau. Les deux collaborations - ATLAS et CMS - ont observé des indices de la voie « ttH », l'un des processus les plus rares mesurés au LHC, dans lequel une paire de quarks t émet un boson de Higgs. Ce phénomène pourrait ouvrir de nouvelles perspectives sur le mécanisme de Higgs et peut-être lever le voile sur une physique encore inconnue.
Le quark top, plus lourd que le boson de Higgs, et d'ailleurs que toutes les autres particules élémentaires, a été également un sujet de recherche très fertile cette année. ATLAS et CMS, associant leurs efforts, ont combiné certaines de leurs mesures de précision du quark top établies à partir de collisions proton-proton, relevant en particulier des indices de la production associée d'un quark top et d'un boson Z, processus électrofaible rare du Modèle standard. De plus, CMS a observé pour la première fois la production de quarks top dans des collisions proton-plomb. ATLAS a également présenté des mesures de haute précision de la masse du quark top, lesquelles, combinées à ses mesures de précision de la masse du W et du Higgs, constituent un test de la cohérence du Modèle standard. CMS a par ailleurs mesuré l'asymétrie avant-arrière des désintégrations de Z en électrons et en muons, obtenant ainsi la mesure la plus précise produite au LHC de l'angle de mélange électrofaible.
L'insaisissable « physique au-delà du Modèle standard » reste hors de portée pour les équipes de recherche auprès du LHC. Dans ce cadre, les recherches de nouvelles particules, y compris les particules supersymétriques ont été très nombreuses dans toutes les collaborations. Malgré l'absence d'indices probants d'une nouvelle physique, les résultats expérimentaux ont contribué à resserrer les contraintes pour différents modèles, pour mieux cerner les espaces de recherche les plus prometteurs.
L'un des résultats les plus surprenants est venu de LHCb, où ont été mises en évidence de légères anomalies dans le comportement des leptons (électrons, muons et tau). Ce résultat pourrait remettre en question un principe fondamental du Modèle standard, appelé universalité leptonique, et constituera un domaine de recherche essentiel en 2018. LHCb a également fait la une de la presse cette année grâce à la découverte simultanée de cinq nouvelles particules (il s'agit de versions légèrement différentes du baryon oméga-c) – sans doute un record quant au nombre de particules nouvelles annoncées dans un seul article. Par la suite, la collaboration a annoncé la première observation d'un baryon doublement charmé, première observation d'une particule comptant deux quarks lourds. Avec mille milliards d'hadrons de beauté (particules contenant un quark beauté) produits à LHCb cette année, la collaboration continue à étudier l'asymétrie matière-antimatière, les résultats étant jusqu'à présent conformes au Modèle standard.
Après la remarquable performance de la machine cette année, les physiciens commencent à peine à analyser les données de 2017, tout en attendant avec impatience celles de 2018. Les physiciens aiment planifier, et, justement, le travail sur l'amélioration du LHC, devant aboutir au LHC à haute luminosité prévu pour après 2025, vient de véritablement commencer. À l'heure où le LHC continue à produire des données à une vitesse impressionnante, il convient, après avoir regardé ce qui a été fait ces 25 dernières années, de se préparer à toutes les nouvelles connaissances qui attendent de nous être révélées.