Artistic view of the Higgs field
A graphic artistic view of the Brout-Englert-Higgs Field (Image: CERN)

Le 4 juillet 2012, les expériences ATLAS et CMS annonçaient la découverte du boson de Higgs, mettant ainsi fin à un demi-siècle d'attente. À l'occasion du dixième anniversaire de cet événement extraordinaire, retraçons les faits qui y ont conduit, et découvrons les prochaines étapes de la compréhension de cette mystérieuse particule ainsi que le rôle du CERN dans cette entreprise. La série d'articles du Bulletin consacrée à l'histoire du boson de Higgs vous accompagnera tout au long de ce voyage. Pour commencer, Matthew Chalmers, rédacteur en chef du CERN Courier, vous propose de remonter le temps jusqu’aux années 1960, et de revenir sur la théorisation du boson de Higgs.
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Les physiciens théoriques François Englert (à gauche) et Peter Higgs au CERN le 4 juillet 2012, lors de l'annonce de la découverte d'un boson de Higgs par les expériences ATLAS et CMS.  (Image : M. Brice/CERN)

Tout physicien théoricien caresse le rêve de faire surgir des mathématiques une nouvelle particule qui sera un jour observée par une expérience. Parmi eux, peu ont atteint de tels sommets, sans parler du fait qu'une particule porte leur nom. Dans l'amphithéâtre du CERN, le 4 juillet 2012, Peter Higgs a essuyé une larme, à l'annonce des résultats d'ATLAS et de CMS. Parmi les particules élémentaires, le boson de Higgs détient le record du temps écoulé entre la prédiction d’une particule et sa découverte (48 ans) ; la particule est donc passée du statut d'entité quasi-mythique d'une extrême technicité à celui de vedette de la physique des particules, mettant ainsi le collisionneur le plus puissant du monde sous le feu des projecteurs.

Révéler que l'Univers est rempli d'un champ « scalaire » à l'origine de la génération des masses des particules élémentaires n'a jamais été l'objectif de Robert Brout et François Englert, ni celui, indépendamment, de Peter Higgs. Leurs courts articles publiés en 1964  ̶  l'un de Brout et Englert, deux autres par Higgs  ̶   concernaient un problème important, mais quelque peu technique de leur époque. Le rédacteur en chef de la revue Physics Letters de l'époque aurait fait la remarque suivante en rejetant l'un des manuscrits de Higgs : « Sans pertinence manifeste pour la physique ». Depuis, le nombre de fois où ces articles ont été cités est passé de moins de 50 en 1970 à environ 18 000 aujourd'hui.

Au moment où le « mécanisme BEH » est imaginé indépendamment à Bruxelles et à Édimbourg  ̶  et à Londres par Gerald Guralnik, Carl Hagen et Tom Kibble  ̶  le Modèle standard de la physique des particules n’est pas encore établi. Il faudra encore attendre une décennie pour cela. Les physiciens tentent encore de comprendre le bestiaire d'hadrons observés dans les expériences sur les rayons cosmiques et celles menées auprès des premiers accélérateurs, et la nature de l’interaction faible. Le succès de l'électrodynamique quantique (QED) dans la description de l'électromagnétisme incite les théoriciens à rechercher des théories quantiques des champs « à invariance de jauge » similaires pour décrire les interactions nucléaires forte et faible. Mais les équations se heurtent à un problème : comment faire en sorte que les particules porteuses des forces nucléaires à courte portée soient massives, et que le photon, associé à l'électromagnétisme, soit de masse nulle, sans compromettre l'indispensable symétrie de jauge, qui sous-tend l'électrodynamique quantique.

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L'article de Peter Higgs de 1964, qui prédit pour la première fois l'existence de la particule qui allait être connue sous le nom de boson de Higgs. (Image : APS; logo, CERN)

Un phénomène appelé « brisure spontanée de symétrie », inhérent à la supraconductivité et à la superfluidité, permet de sortir de l'impasse. En 1960, Yoichiro Nambu montre comment une théorie de la supraconductivité telle que la « BCS » (théorie de Bardeen-Cooper-Schrieffer, développée par John Bardeen, Leon Cooper et John R. Schrieffer pour expliquer la supraconductivité) peut être utilisée pour donner des masses aux particules élémentaires, puis Jeffrey Goldstone vient apporter sa pierre à l'édifice, avec ses champs scalaires, en imaginant le vide de l'Univers comme un « chapeau mexicain » dans lequel l'état de plus basse énergie ne se trouve pas au point le plus symétrique, au sommet, mais plutôt sur son rebord. Il s’agit là d’une abstraction trop poussée pour celui qui deviendra le futur directeur général du CERN, Viki Weisskopf, lequel, selon Brout, aurait plaisanté en disant : « Les physiciens des particules sont vraiment prêts à tout ces temps-ci, même à emprunter aux nouveautés de la théorie à N-corps, comme la BCS. Peut-être qu’il en sortira quelque chose. »

Quatre ans plus tard, Brout, Englert et Higgs ajoutent la dernière pièce au puzzle en montrant qu'un bloc mathématique appelé théorème de Goldstone, qui avait mis à mal les premières applications de la brisure spontanée de symétrie à la physique des particules en impliquant l’existence de particules sans masse et non observées, ne s'applique pas aux théories de jauge telles que l'électrodynamique quantique. Ignorant que d'autres sont en train d’explorer la même voie, Higgs envoie le 24 juillet 1964 à la revue Physics Letters, un court article, qui est accepté par Jacques Prentki, l’éditeur basé au CERN. Dans un deuxième article envoyé à la même revue la semaine suivante, Higgs fournit une démonstration mathématique. Mais, cette fois-ci, son article est rejeté. Sous le choc, Higgs décide alors de l'envoyer à la revue Physical Review Letters, en y ajoutant quelques éléments cruciaux, dont ceci : « Il convient de noter qu'une caractéristique essentielle de ce type de théorie est la prédiction de multiplets incomplets de bosons scalaires et vecteurs », une référence au boson de Higgs qui a failli ne jamais être publiée. Le hasard veut que le deuxième article de Higgs soit reçu et accepté le jour même (31 août 1964) où la revue Physical Review Letters publie l'article de Brout et Englert à l’intitulé similaire à celui de Higgs. Aujourd'hui, le champ scalaire qui est apparu une fraction de nanoseconde après le Big Bang, attribuant à l'Univers une « valeur attendue du vide » non nulle, est généralement appelé champ BEH, tandis que la particule représentant l'excitation quantique de ce champ est communément appelée boson de Higgs.

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L'article de Brout et Englert paru en 1964. (Image : APS)

D'autres exploits scientifiques dignes du prix Nobel suivront : Steven Weinberg incorpore le mécanisme BEH dans la théorie électrofaible développée également par Abdus Salam et Sheldon Glashow, qui permettra de prédire les bosons W et Z, puis Gerard 't Hooft et Martinus Veltman font reposer la théorie unifiée sur des bases mathématiques solides. La découverte des courants neutres en 1973 à Gargamelle au CERN et du quark charmé au laboratoire national de Brookhaven et au SLAC en 1974 a donné naissance au modèle standard électrofaible. La recherche et la mesure de ses bosons ont nécessité trois grands projets au CERN sur trois décennies : le collisionneur proton-antiproton SPS, le LEP et le LHC. Au milieu des années 1970, John Ellis, Mary Gaillard et Dimitri Nanopoulos ont décrit comment le boson de Higgs pourrait se révéler, et les expérimentateurs ont relevé le défi.

La découverte du boson de Higgs au LHC en 2012 a marqué la fin d'un voyage, mais a permis d'en commencer un autre, encore plus fascinant. Pour comprendre cette particule unique en son genre, les physiciens auront besoin de toutes les données du LHC, ainsi que de celles d'une éventuelle future « usine à Higgs ». Cette particule est-elle élémentaire ou composite ? Est-elle seule ou a-t-elle des cousins scalaires ? Et quels sont les rôles du mystérieux champ BEH dans la naissance et le destin de l'Univers ?

« Nous avons gratté la surface, déclarait Peter Higgs en 2019. Mais il est clair que nous avons encore beaucoup à découvrir. »